La pluie tombait à torrent sur Edo depuis plusieurs jours... Une pluie tiède et poisseuse, martelant les toits en un épais rideau qui voilait le regard, gommait l'horizon et les angles des habitations. Courbés contre le vent, les passants, trempés jusqu'aux os, se hâtaient pour regagner leurs foyers douillets. Le tonnerre roulait par intermittence, le ciel était déchiré d'éclairs d'un blanc aveuglant, dans les rues de terre battues dévalaient des rigoles d'eau sale... Et Kuragari riait. Sautant de flaque en flaque, les manches de son kimono rouge claquant à chaque bourrasque, il laissait l'eau dégouliner sur son corps, le nettoyer, le caresser, l'embrasser tout entier de son étreinte... Il se sentait à l'abri sous la pluie, protégé. La pluie, l'orage, le froid, tout cela avait été une véritable nouveauté pour lui quand il s'était échappé de la cité des yōkai, une découverte qui garderait à jamais une inimitable saveur de liberté. L'odeur, surtout.
Mais il y a un temps pour chaque chose... Et le Renard ne tenait pas particulièrement à tomber malade. Ses dons de guérisseur étaient loin de briller par leur puissance, et les remèdes coûtaient cher. Il opta pour la taverne. Il y serait au chaud, l'alcool était bon marché, et à condition qu'il y fasse profil bas et qu'il laisse un bon pourboire, sa présence était plutôt bien tolérée... Ce qui était rare, cela va sans dire. Sa réputation ne l'aidait pas vraiment à s'intégrer. Mais, bah. C'était toujours mieux que de partager un enclos avec une quinzaine d'autres apéritifs en devenir. Il s'accommodait de l'antipathie des humains à son égard depuis quelques années déjà, il ne se laisserait pas affecter par si peu. Pas alors que l'euphorie de l'orage explosait encore dans son coeur et ses veines...
La chaleur brûlante qui y régnait le frappa de plein fouet, comme un mur de feu qu'il aurait traversé sans le voir. Il y avait pas mal de monde ce jour-là, des gens voulant seulement s'abriter, des habitués, des voyageurs... Mais il trouva une place sans peine. Kuragari s'adossa au mur avec un soupir satisfait. Ses vêtements pourraient sécher facilement ici... Il aimait d'ailleurs particulièrement ce kimono-ci. D'un rouge sang profond, brodé de carpes orangées, il attirait les regards tant par sa finesse et ses tons criards que par son côté légèrement, comment dire ? Efféminé. Le Rubis n'avait jamais eu l'envie de se travestir et de se faire passer pour une femme, mais il avait un penchant certain pour les étoffes raffinée. Et quand quelque chose lui plaisait, et bien il l'achetait, sans arrière-pensée. Toujours cette fameuse manie d'agir sans réfléchir aux conséquences. Il éternua et un serveur vint prendre sa commande.
Quelques minutes plus tard, il serrait Jigokukiba et son masque contre lui, souriant béatement, comme un bébé serre ses doudous, agréablement ivre. Après une seule et unique coupe de saké, oui. Il lui en fallait peu, après tout son organisme n'était entré en contact avec l'alcool que très récemment. Quelques semaines à peine après avoir découvert la pluie, à vrai dire. Et puis, dans un lieu aussi bondé, il ne risquait pas grand chose à se laisser aller. Et qui sait si ce n'était pas sa chance de mieux s'intégrer à la communauté ?
Sujet: Première bruine — j'aurai pour nom "le voyageur" 
Ven 8 Mai - 20:21